Procès : cahiers d'analyse politique et juridique. 17, par delà le politique, l'éthique ?

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Description

L'esprit du temps est à l'éthique. D'une telle présence nul ne saurait se plaindre s'il ne restait à réfléchir peut-étre moins ce que le terme désigne d'un fonds axiologique qui serait inhérent à la nature de l'homme que ce que son usage signale dans les débats actuels de la philosophie politique. Car si l'affirmation éthique pose la question de la possibilité même d'une  interrogation philosophique du politique, d'une capacité à formuler une appréciation normative du monde, il reste encore à préciser le lieu ou l'instance d'où se construit le discours qui pourrait permettre de juger le politique et d'exiger de lui non seulement le respect de certaines valeurs ou de certains droits mais également leur réalisation pratique.

Les études réunies dans le présent recueil ont précisément rapport à ce questionnement. C'est bien de la possibilité d'une philosophie politique que traite Hervé Guineret à partir de la pensée de Benedetto Croce : si nulle transcendance ne peut être posée «qu'elle soit une norme universelle ou une Idée», si le recours à l'empirique est la seule voie obligée, à quoi alors reconnaître ces valeurs universelles qui doivent bien pourtant se manifester si nous voulons établir notre liberté et conserver notre jugement. L'affirmation abstraite de droits naturels subjectifs, pour être esthétiquement satisfaisante, n'est peut-étre pas la vraie position éthique dans la mesure où la dévaluation du monde, voire son rejet, risque de confirmer ce monde en dépit d'une exhibition affichée de la belle âme. Davantage que de déduction abstraite des droits subjectifs, ne convient-il pas plutôt d'interroger le droit objectif des Etats à partir des droits subjectifs proclamés par eux et dont
ils prétendent être le milieu de réalisation ?

Mais poser ainsi la question éthique n'est-ce pas faire resurgir l'économique et le définir comme conflit ? Reprenant de manière critique le thème du totalitarisme et des droits de l'homme, thème tant prisé aujourd'hui, Jean Robelin montre les limites d'une interprétation strictement juridique. Envisager la formation du droit n'est-ce pas convenir que «son extension n'est rien d'autre que celle de la puissance des dominés» ? En ce sens la quête du sujet n'est certainement pas à faire par un effort d'abstraction mais par la reconnaissance des lieux de sa propre production. Auquel cas l'étlùque si elle se précise comme excès du sujet vis-à-vis de son milieu, se détermine comme expérience du défaut du monde.
Comme le dit Ernst Bloch, «la liberté éthique, là où elle apparaît, ne se forme pasdans la tranquillité, mais, précisément, comme caractère dans le fleuve du monde» (1).
C'est bien cette question qui retient l'attention de Françoise Bellue analysant l'utilisation par le jeune Marx des matrices hégéliennes et spécialement du concept de Sittlichkeit. Si Marx, avec Hegel, préfère cette dernière à la Moralität qui «prétend faire du sujet le fondement ultime des normes éthiques» c'est qu'il cherche la destination collective de l'activité individuelle, seule garante de la vraie individualité ; la figure de l'écrivain, possédé par la vérité, s'oppose alors à celle, toujours particulière, du moralisateur «qui reste au dessus des circonstances» et finalement adopte le parti de suivre le monde comme il va. Où l'on voit Marx non pas s'opposer à la liberté individuelle, comme le veut la représentation triviale, mais en faire le droit de l'homme qui permet de critiquer la propriété privée (2).
Cette position permet de reprendre le problème et la difficulté du marxisme, ou des marxismes, tels qu'Emst Bloch les a formulés. «Une hétéronomie, nous dit-il, qui ne laisse plus subsister aucune question de morale pour l'individu de sa société, et encore moins pour elle-même, cette hétéronomie pourrait pour ainsi dire, en tant qu'absolutisme éclairé d'un nouveau genre, «estomper» les personnes parce que leur «intérêt personnel» est perçu à travers leur classe et uniquement à travers elle, bien plus en elle» (3). Si telle devait être la conscience de classe, elle serait bien le prototype de la conscience hétéronome, réduisant la morale au politique absolu ou à l'économique absolu, rabaissant les personnes jusqu'à «en faire de simples récipients ou à les supprimer» (4). Le problème est bien celui de la particularité et de son statut dans le mouvement de l'histoire ; il revient à Gérard Bensussan de l'affronter clairement en formulant «ces questions juives posées au marxisme». Questions qui ne sont pas strictement morales mais qui demandent l'examen de ce qu'il faut entendre par déterminations historiques. Car c'est bien sur ce point que Marx - et pas seulement lui d'ailleurs - est accusé d'avoir permis de réduire le sujet à un simple agent d'exécution de lois historiques qu'il se doit de reconnaître et de servir.
Misère de l'historicisme ! Certes, mais reste à savoir ce que l'on entend par là et Croce se posait bien aussi cette question. L'historicisme, ou, plus simplement, toute tentative de trouver des repères dans l'histoire, est-il simplement «substitution d'une morale religieuse à une morale de responsabilité et d'action» comme le voudrait Karl Popper. C'est ce que demande Mahfoud Galloul à celui qui passe pour être l'épistémologue de notre temps. Et si l'on peut, à la limite, accepter l'idée que nous sommes toujours dans l'erreur, faut-il, demande Gilles Leclercq, acquiescer avec Hayek à l'ordre libéral «spontané» en considérant qu'il n'y a pas de finalité sociale collective qui puisse relever de la délibération consciente sans nous engager sur la route de la servitude. Car alors que resterait-il de spécifiquement humain dans l'activité des hommes ?

Le texte de Philippe Dujardin qui traite plus spécialement de l'art pictural chinois à partir des travaux de François Cheng pourrait a priori paraître s'éloigner de notre sujet. Rien n'est moins certain en fait si l'on veut bien considérer que l'opposition Vide/Plein par laquelle se construit la peinture chinoise est en ellemême tracé de l'immanence du possible et rejoint, dans le propos esthétique, ce qu'une pensée éthique matérialiste comme celle d'Emst Bloch désignait sous le nom d'utopie.
Quant à l'étude de Frank Belloni qui nous informe de manière très précise sur les rapports entre la justice anglaise et la communauté ouvrière elle nous ramène
peut-être à la seule manière sérieuse de penser l'éthique : le vrai rapport pratique entre la Justice et l'action humaine. Autre manière, mais ô combien efficace de mesurer l'état de l'humanisation des rapports sociaux.

1. E. Bloch : Droit naturel et dignité humaine, Paris, Payot, 1976, p. 162.
2. idem, p. 182.
3. idem, p. 243.
4. idem

[Présentation du n°17, p. [5]-7, par Jacques Michel]

Éditeur

Centre d'épistémologie juridique et politique de l'Université Lyon II

Date de parution

1986

Licence

CC-BY-NC-ND

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Citer ce document

Jacques MICHEL et al., “Procès : cahiers d'analyse politique et juridique. 17, par delà le politique, l'éthique ?,” Archives de Critique du droit, consulté le 24 avril 2024, https://archives-critiquedudroit.nakalona.fr/items/show/10.